"Je t'en souhaite une, je t'en souhaite une, je t'en souhaite une formidable avec des dents des chevilles des seins et des épaules comme tu les aimes. Viendras-tu aux Indes avec moi ?" Nicolas Bouvier à Thierry Vernet, 1948.
Il y a parfois des trésors cachés, et durables. Des livres que l'on peut ouvrir pendant dix ans, et retrouver à chaque fois des perles qui étaient passées inaperçues. Ou alors toujours la même fraicheur. Et des fois, il y a les deux ! C'est rare ; et quand ça arrive on sait bien que l'on a à faire avec un chef d'oeuvre !
C'est le cas avec un gros livre que je me suis achetée, tremblante, à sa sortie... Il s'agit de la "Correspondance des routes croisées" entre Nicolas Bouvier et Thierry Vernet, les deux compères qui ont vécu L'Usage du Monde, un autre pur chef d'oeuvre ; livre de voyage considéré comme LA bible des baroudeurs au long court, ou de ceux qui voyagent tranquillement en sirotant un thé dans leur salon.
Mon livre L'usage du monde a déjà accusé quelques kilomètres... il est jauni, froissé, annoté, gribouillé. On doit même pouvoir y retrouver quelques persistances d'un repas pris au soleil, assise sur un trottoir d'un pays chaud et intense... mais, aucun regret à le maltraiter de la sorte, il est fait pour ça ! Il faut voir comme il est le seul à se glisser dans les minuscules espaces d'un sac plein à craquer...
La correspondance des routes croisées raconte la formation des deux "héros" de l'Usage du Monde ; les avants, les envies, dont découle le voyage entrepris par Bouvier et Vernet en 1953, depuis la Serbie jusqu'à la pointe sud de l'Inde. Elle raconte surtout l'amitié indéfectible des deux compères ; leur vie quotidienne, les avancées de leur travail respectif, les personnes rencontrées au fil des ans, les filles qui sont là et puis qui manquent... elle raconte surtout l'envie d'ailleurs qui les pousse tous les deux.
Et puis, après 1954, elle raconte la suite du voyage, en solitaire. Jusqu'à l'année 1964, année de parution de l'Usage du monde.
Ce livre déborde d'envie de mordre la vie, de lui courir après, de l'attraper, de s'y poser un peu, et puis recommencer. Je ne sais pas quelle magie il connait, mais lisez Nicolas Bouvier, et vous pouvez être sûr qu'immédiatement vous ressentirez quelques démangeaisons, du côté d'un pays chaud, lointain, étranger et exotique. C'est sans doute parce qu'en plus d'être un voyageur tranquille et avide de l'autre, Nicolas Bouvier est aussi un remarquable écrivain ; que le rythme de sa phrase s'accorde aux temps du voyage, qu'il parvient à transformer les couleurs et les odeurs qu'il rencontre en mots. Prenez par exemple le rythme limpide de cette phrase :
"Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu'on porte en soi, devant cette espèce d'insuffisance centrale de l'âme qu'il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr."
Il s'agît de la toute fin de L'Usage du monde, une phrase qui a été travaillée, pesée, retournée. Mais on trouve autant de beauté dans les lettres échangées entre Nicolas Bouvier et Thierry Vernet. Autant de beauté, et une energie du quotidien incroyable. Déjà, il y a chez ces deux jeunes hommes de vingt-ans les certitudes inaltérables, le voyage comme moteur de vie, l'amitié comme planche de salut et principe d'envies.
Ce livre procure un bonheur incroyable ! Il fait sortir les vieilles cartes des placards, astiquer ses sandalettes, et remplir son sac à dos. Il démontre surtout que l'on peut être pleinement vivant, pleinenement en éveil, dès lors que l'on veut bien regarder avec un pas de côté. Et que le voyage commence dès lors que l'on y songe...